Prendre soin d’un aîné a fait partie de l’enfance de Carrie Bourassa à Regina, son arrière-grand-mère ayant vécu avec elle et sa famille jusqu’à son décès. Bourassa a été élevée par son Mushum (grand-père, en langage anichinabé). Jamais la démence n’a été un sujet de conversation.
Mais pour Carrie, maintenant professeure en études de la santé autochtone à l’Université des Premières Nations du Canada, c’est étonnamment devenu un point d’intérêt.
« Il y a 10 ans, on m’a demandé de contribuer à la stratégie en matière de démence. “Mais pourquoi? Il n’y a de problème, ai-je répondu. Quand les gens sont atteints de démence, on en prend soin à la maison” », affirme-t-elle en entrevue depuis son bureau de Regina.
Métis anichinabée, elle participe aujourd’hui au projet de recherche parrainé par AGE-WELL intitulé ETARRE – Exploration des besoins technologiques des Autochtones en régions rurales et éloignées. Comme le nom l’indique, le projet vise à cerner les comportements vis-à-vis de la technologie et à jauger les besoins des peuples autochtones vivant en régions rurales et éloignées.
Selon Bourassa, la démence est un nouvel enjeu chez les Premières nations, car la tradition de soigner de facto les aînés dans la famille même n’est plus la façon de faire.
« La situation change rapidement, car dans de plus en plus de ménages, les deux parents doivent travailler et ne sont malheureusement plus en mesure de continuer de prendre soin de Kookum (grand-mère) et de Mushum », fait-elle valoir.
Aussi, comme ce champ d’études est quasi inexploré en Saskatchewan, explique Bourassa, les premiers travaux prendront la forme de séances d’information sur la démence destinées aux Premières nations. Ensuite, un protocole de consultation sera établi. C’est un processus délicat qui ne peut être expédié.
Bourassa suggère aux développeurs de nouvelles technologies de ne pas perdre de vue les dimensions culturelles. Cela signifie par exemple que de nombreux utilisateurs auront possiblement connu les pensionnats, où la supervision et la punition pour s’être exprimé en langue maternelle étaient permanentes. Ces utilisateurs pourraient donc être réfractaires à l’idée qu’on installe des outils de surveillance dans leur maison.
« Il ne faut pas que ce soit trop envahissant », explique-t-elle.
« Il faut garder à l’esprit le type de traumatisme que ces personnes ont vécu. La technologie peut vraiment être une bonne chose, mais elle peut aussi être traumatisante, selon le vécu de la personne. Ça devient alors un objet inutile. »
Bourassa conjugue ses efforts avec ceux de Kristen Jacklin, professeure agrégée d’anthropologie médicale à l’École de médecine du Nord de l’Ontario, à Sudbury. Jacklin travaille depuis 15 ans auprès des Premières nations de l’île Manitoulin, et ces collectivités seront partenaires du projet WP1.1.
« Je pense qu’elles sont prêtes à participer au projet », dit-elle, selon les échanges initiaux qu’elle a eus avec les représentants de ces collectivités.
« Elles ont montré un vif intérêt. Souvent, ces collectivités se sentent exclues ou ne voient pas l’intérêt de ce genre d’initiative. C’est pourquoi je pense qu’elles sont vraiment emballées à l’idée de pouvoir s’exprimer dès le départ cette fois », explique-t-elle.
Jacklin insiste cependant pour dire le fait travail auprès des Autochtones doit se faire avec sensibilité et dans le respect des différences culturelles. Ce sont les collectivités mêmes qui dicteront le rythme des échanges. Au besoin, Karen Pitawanakwat, une infirmière de la région, agira à titre d’interprète.
Pour intégrer des technologies chez les Premières nations isolées, il faudra aussi tenir compte de différents problèmes : grave manque de logements adéquats, problèmes de santé généralisés, mauvaise bande passante, voire absence quasi totale de connectivité fiable.
« Si AGE-WELL souhaite que le projet soit bien mis en oeuvre chez les Premières nations, elle doit être à l’écoute afin que les technologies soient adaptées », prévient Jacklin.
En plus des enquêtes menées auprès des Autochtones, des recherches seront réalisées auprès de personnes vivant en régions rurales et éloignées. Megan O’Connell et Debra Morgan, de l’Université de la Saskatchewan, chapeauteront ce deuxième volet des travaux.
Selon O’Connell, les gens qui vivent hors des zones urbaines représentent un marché idéal pour les technologies que développe AGE-WELL, car bien des innovations font appel à des capteurs à distance pour surveiller l’évolution de la santé cognitive et accompagner les familles dans le suivi de la sécurité de leurs proches.
Les collectivités rurales voient de plus en plus leurs jeunes s’installer en ville, laissant leurs proches aînés à eux-mêmes, comme c’est le cas au sein des Premières nations.
« Il s’agit de technologies parfaites pour ceux qui ne peuvent voir un spécialiste ou qui n’ont pas le même accès aux soins de santé de première ligne que les gens établis en milieu urbain », explique O’Connell.
Selon les chercheurs, les gens qui ont travaillé toute leur vie en milieu agricole sont prêts à accueillir l’innovation.
« Ils auront peut-être plus de facilité avec la technologie qu’on le pense », suggère Morgan.
« Mon frère utilise de l’équipement agricole si complexe qu’il faut être un as de l’informatique pour le faire fonctionner. Mon père, qui a 90 ans, vit en milieu rural et communique par courriel. Je pense donc qu’il y a une foule d’avenues à explorer. »
Pour les chercheurs, le plus grand défi sera de recueillir un échantillon représentatif lors des consultations. Ils feront connaître le projet en diffusant des bulletins d’information et en appelant directement des participants potentiels.
Ils espèrent ainsi recueillir des données préliminaires sur les besoins immédiats en quelques semaines. À mesure que leur base de données s’enrichira, ils entendent s’allier avec d’autres chercheurs d’AGE-WELL pour concevoir des programmes de formation qui faciliteront l’introduction de nouvelles technologies en milieux ruraux. Les créateurs de technologies devront aussi composer avec une piètre connectivité, comme c’est le cas au sein des Premières nations.
L’un des grands principes d’AGE-WELL est de consulter les utilisateurs des technologies. Les chercheurs du projet ETARRE sont d’ailleurs enthousiastes à l’idée de voir ces derniers participer au processus.
« L’idée n’était pas de s’intéresser soit à l’aspect rural ou éloigné, soit au volet autochtone : les chercheurs voulaient aborder les deux dimensions à la fois », indique O’Connell.
« Et je trouve ça vraiment bien qu’on se soit intéressé aux besoins uniques de ces populations marginalisées, puisque ce sont les utilisateurs finaux de la technologie d’AGE-WELL », mentionne enfin O’Connell.
Carrie Bourassa y voit aussi là quelque chose de très important pour les Premières nations, à qui on a longtemps imposé le changement, parfois avec des conséquences désastreuses.
« Retourner dans nos collectivités et montrer qu’on fait un travail vraiment important – et que ce travail auquel elles participent pourrait changer la vie d’autres Premières nations, c’est vraiment incroyable et enrichissant », conclut-elle.